mercredi 25 mars 2020

He is legend

Les calamités nationales exaltent le caractère des hommes. Rien de méchant pour ce monsieur qui réalise un vieux rêve d'enfant : marcher au milieu de la chaussée, mais parfaitement dans l'axe du boulevard désert, en sautillant sur les séparations et en respectant la symétrie des choses.

Un peu plus loin, il passera devant un checkpoint de la police sans que personne n'ose interrompre sa petite jouissance. 

vendredi 22 décembre 2017

[J + 2182] Tripéteur

Un véhicule récent peut embarquer une série de techniques miraculeuses destinées à améliorer la sécurité routière. Le véhicule peut ainsi détecter la fatigue du conducteur, prévenir un choc ou carrément l'éviter, maintenir le véhicule en file, alerter en cas de dépassement de vitesse légale ou d'obstacle dans un angle mort, éviter un patinage presque en violation des lois de la physique, protéger un piéton en cas d'accident, et la liste est longue.

Pour mettre un tél véhicule en circulation, le concessionnaire cherchera d'abord à le faire homologuer par le ministère des transports en répondant à un cahier des charges précis. Ensuite, l'heureux propriétaire de cette voiture devra l'immatriculer, l'assurer, s’acquitter d'une taxe annuelle et obtenir un permis de conduire. A partir de cinq ans, la voiture subira un contrôle technique annuel rigoureux. Au bout de cette procédure déjà assez lourde, le conducteur d'un tel véhicule peut se voir infliger une amende pour un dépassement de 5% de la vitesse autorisée. En cas de non paiement, une contrainte par le corps pourrait lui faire changer d'avis. 

De manière générale, ce système fonctionne à peu près.



D'autre part, nous avons des engins à moteur dont l'Etat a décidé d'ignorer l'existence même. Un triporteur - c'est ainsi qu'on les désigne - sont des véhicule dont l'empattement et la puissance sont ceux d'une citadine. Contrairement à une petite voiture, un triporteur se conduit sans homologation, sans immatriculation, sans permis, sans assurance, sans limitation de place ou de charge utile, sans limitation de hauteur, sans rétroviseurs, sans feux de position, sans ceinture de sécurité,  sans aucune forme de responsabilité vis à vis de la loi. Ils ne se font même pas arrêter par les gendarmes pour les fameux contrôles de routine.

Un triporteur est le stade ultime de l'émancipation. Les contraintes spacio-temporelles disparaissent brusquement. Une ligne double, un feu rouge, un trottoir, une priorité, un stop, plus rien n'a de sens, il n'y a plus de coercition. Il n'y a plus d'Etat de droit. Il n'y a pus d'Etat. La liberté la plus pure.

Et si ces écoliers crèvent ça ne sera pas la faute du mec qui a laissé entrer des centaines de containers de cette machine à tuer, ni celle des flics et des gendarmes qui ne les arrêtent pas. Non, ce sera la faute au bon dieu. 

mardi 9 mai 2017

[J + 1955] : Principe fondamental de la bureaucratie





La plupart des démarches exigées par l'administration marocaine nécessitent production d'un certain nombre de documents qu'il est impossible de deviner à l'avance et qui peuvent varier subtilement selon le lieu, le fonctionnaire ou l'humeur de celui-ci dans le respect des "instructions", les fameuses تعليمات. Nous ne rentrons pas ici dans le débat juridique sur la hiérarchie des normes, mais il est d'usage de considérer une ​_instruction_ comme une forme d'intelligence (ou de ruse) ​artificielle dont la puissance légale varie​ en fonction d'un certain nombre de paramètres complexes afin d'emmerder, de faire chanter ou de satisfaire un citoyen donné​. Face à un fonctionnaire "instruit", c'est-à-dire, ayant reçu une instruction, il est inutile d'invoquer je ne sais quelle obscure loi, car le législateur a parfois une tendance malsaine à faciliter la vie des gueux, vidant ainsi les démarches administratives de leur sens. C'est cela même le rôle premier du fonctionnaire : faire régner l'ordre en occupant la population. 

Nos compatriotes habitués à traiter avec les bureaucrates en saisissent parfois l'esprit et le dogme. Ils considèrent chaque démarche administrative comme une aventure à laquelle on se prépare rigoureusement ​en appliquant deux principes très simples :​
i - Si le document existe, on te le demandera​ nécessairement​ ;
ii - Il n'y a jamais assez de copies conformes.

C'est donc avec bonne foi ​et un classeur rempli de copies, d'attestations, de déclarations sur mon honneur et sur la vie de ma mère, de signatures authentifiées, du cachet, du RC, du RIB et d'une bonne dose de patriotisme et de patience, que je me suis rendu aujourd'hui dès l'aube administratif* aux impôts pour une démarche toute simple. Face au fonctionnaire instruit je me suis tenu droit et jovial, avec ce sourire légèrement fier et un peu narquois d'un élève certain de connaître par cœur sa poésie, l'ayant récitée à sa mère le matin même. J'avais tout juste, ma foi, les pièces qu'il faut, les signatures authentifiées, le formulaire correctement rempli, mon honneur dûment attesté par un auxiliaire d'autorité, la CINE, le permis, l'argent, et des copies certifiées du tout, et puis encore et encore des copies. L'examen de paperasse avançait et mon triomphe paraissait aussi évident que l'issue d'un deuxième tour en France, quand soudain (haha !), le nuage sombre qui couvrait le visage de mon interlocuteur se dissipa, et dans ce qui m'a semblé être un cri de victoire, il me rendit la pile de documents et me dit, sans même me regarder : "il faut mettre tous ces documents dans une chemise cartonnée et y écrire votre nom et votre identifiant" puis il ajouta, en me jetant un regard compatissant mais victorieux "et ensuite, revenez".

Je m'exécuta et consigna ma capitulation dans mon blog.

*​l'aube administratif correspond à peu près à 10h bssa3a jdida.


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samedi 19 décembre 2015

[ J + 1449 ] : palmiers

À la commune rurale de Al Hamra, les infrastructures de base, telles que les trottoirs, font défaut.

Heureusement qu'il y a des palmiers. C'est important ça, les palmiers.

[J + 1449 ] : palmiers

À la commune rurale de Al Hamra, les infrastructures de base, telles que les trottoirs, font défaut.

Heureusement qu'il y a des palmiers. C'est important ça, les palmiers.

lundi 14 décembre 2015

[J + 1444] : Droit et passe-droit

Aujourd'hui, j'ai eu un échange très intéressant avec un compatriote.

Tout a commencé par une remarque très juste : le parking en bas de chez ma grand-mère possède deux accès, dont l'un semble bien être une entrée, et l'autre une sortie, sans qu'une indication écrite n'en vienne arrêter officiellement la fonction. Je me suis donc rendu auprès du préposé au parking, un monsieur d'un certain poids, avec cette docte question : peut-on sortir par le portail par lequel je viens d'accéder ? Une réponse affirmative me ferait éviter un détour. Ce qui, à Tanger, peut vous sauver de l'embouteillage permanent et des rendez-vous ratés.

Ah, semblait s'exclamer mon interlocuteur, qui venait de prendre cette posture que les bureaucrates adoptent lorsqu'ils sont sollicités sur une question hors procédure. Il me regarda quelques instants par dessus des lunettes imaginaires, puis considéra le sol en portant sa main à son front. Avant même de parler, il avait rejeté, par une espèce de mouvement désordonné de ses globes oculaires, le choix restreint qu'offre une question fermée. Déjà, il envisageait une réponse quantique : en réalité la question est mal posée, car il est à la fois permis et interdit de sortir par l'accès en question. On se sent comme dans une administration marocaine, où l'autorisation et l'interdiction sont éphémères. La permission est rejetée par défaut, du fait même de l'avoir demandée. Pour un permis de construire ou un récépissé d'association, le refus est un risque permanent, mais négociable.

Avançant prudemment, le gardien finit par donner quelques éléments de réponse : si je ne tarde pas, alors ce sera peut-être possible. On verra lorsque je reviendrai, et s'il n'est pas déjà parti, on verra encore, car lui [seul] peut me faire sortir par là. Je peux malgré tout tarder, si je veux, mais pas trop. Il conclut que je n'ai aucune inquiétude à avoir, en faisant ce signe de la tête qui installe rapidement une grande complicité entre les deux parties d'un projet de passe-droit. 

En sortant, il n'était pas là. J'avais trop tardé.

- Karim

mercredi 1 juillet 2015

[J - 3104] Raison de foule

Fès. Nous soommes en juillet, il fait 41°C. 
Dans un quartier proche de la gare ferroviaire, quelques jeunes tuent le temps sur les marches d'un immeuble après une longue séance de musculation. Peu gênés par le désœuvrement, ils se racontent indéfiniment les mêmes péripéties, augmentées à chaque itération par de nouveaux détails lorsque l'attention de l'auditoire semble baisser. Bien que paisible, ce jovial ennui faisait plusieurs victimes, à commencer par les femmes du quartier, au point où toutes les filles de moins de 25 ans avaient totalement abandonné l'idée de quitter leur domicile. C'est cette période de la vie d'un homme où une érection se dessine sur son visage et s'accompagne des regards les plus lourds et des gesticulations les plus vives.
En plus du sexe hypothétique, nos badauds étaient portés sur la question de la sécurité en milieu urbain. Relativement mais ostensiblement bien nés, et possédant par cela quelques objets de valeur, tous ont été victimes de vol à main armée, et témoins d'agressions plus ou moins violentes. Leurs histoires favorites n'étaient cependant pas les récits lassants de vols, mais plutôt celles de la justice populaire qui, au cri du voleur, vole parfois au secours de la victime, arrête l'auteur présumé du crime, le déclare instantanément coupable et prononce la terrible sentence : FERCHKH TTABOUN D MO (éclate le vagin de sa mère). Ce n'est pas grave si l'on ne fait pas les choses dans l'ordre ; on écoutera les plaidoiries de la défense pendant le passage à tabac et récoltera le témoignage des riverains quand tout sera fini. Le portable, la montre ou le sac revient à son propriétaire et le criminel est présenté au procureur, avec, pour irréfutables preuves, les marques de légitimes violences, exercées un court moment où l'Etat en a cédé le monopole.  
Animés par des considérations de cet ordre, nos amis, bien qu'issus de la classe moyenne, fantasmaient tendrement sur des mesures semblables, afin d'éliminer le crime des quartiers limitrophes de la gare. Les voilà, cinq ou six, sportifs et branleurs, ayant la maîtrise de l'insulte et des arts martiaux, convaincus de la justesse de leur cause, ne craignant ni la mort ni le ridicule, prêts à bondir, à courir, à lyncher, à tabasser, à triompher pour la propriété privée contre la misère, à rendre la rue aux gens honnêtes pourvus qu'ils ne soient pas filles de moins de 25 ans. Alors, lorsqu'un après-midi de juillet, ils entendent un quinquagénaire crier au voleur, ils n'hésitent guère : le jour de gloire est enfin arrivé !
Tout se passe vite, dans le strict respect du code de la procédure populaire : un petit sprint et 30 mètres plus tard, le pauvre gars est mis à terre. Coupable ou pas, quelques coups le convainquent de cesser de se débattre et d'implorer quartier. Il jure qu'il n'a rien fait, le salaud, sur la tête de sa putain de mère, tandis qu'il se prend un bon coup au tibia, mais de toute façon ça ne se répétera pas, il le jure aussi, sur le coran, dinmo il est à terre et presque tout le monde a des sandales, faut mieux s'équiper pour ces missions, le bâtard ne crie pas assez fort, écrase son visage, arrache ses hémorroïdes, non pas comme ça tu vas tuer le fils de pute, il faut qu'il apprenne la leçon, crache sur l'animal, les flics ne viendront pas il faut l'emmener au commissariat, fouille le connard – où est le portable ? Encore des coups, y en a des frustrés, yallah frappe-le toi-aussi, il faut le porter aux flics avant que cette merde ne crève. La permanence du 2ième arrondissement est à dix minutes. Sur le chemin, des curieux rejoignent le cortège, des volontaires offrent gracieusement gifles et coups de poings, le pédé commence à perdre à conscience, on n'a toujours pas retrouvé le portable, ce n'est pas grave, un flic nous accueille à la porte de la permanence, et sans attendre les explications, administre un coup de poing au ventre du salopard, qui se plie en deux. Tiens lmok ! Le makhzen fait son travail, il a ses convictions et il n'a pas besoin de connaître les faits. La foule reste quelques instants devant le bâtiment avant qu'un moustachu armé d'insultes ne commence à disperser la foule et à matraquer, à son tour, les vaillants justiciers.
Kamal faisait partie de la milice. Il en a tiré d'abord une fierté, puis un argument de séduction, avant que toute cette affaire ne se transforme doucement en un souvenir un peu gênant, que l'âge fini par adoucir mais sans jamais vaincre le sentiment de culpabilité. Aujourd'hui encore, Kamal raconte cette anecdote, ou plutôt ce qu'il en reste après l'avoir tant exagérée aux oreilles féminines, sur le ton de la confession dissimulée derrière l'humour et la bêtise de jeunesse d'un adolescent sans histoires.
C'est pour cela que Kamal, lorsqu'il a visionné la vidéo de l'homosexuel lynché à Fès, a été pris d'un terrible malaise. Il s'identifie, en même temps, aux assaillants et à la victime. La foule qui a lynché cet homosexuel lundi avenue Hassan II est la même qui a lynché ce voleur présumé il y a dix ans près de la gare. Son malaise augmente lorsqu'il lit les réactions de l'opinion publique éclairée : on veut que l'Etat soit sévère, et tant pis si ça s'appelle le makhzen, au lieu d'exiger l'Etat de droit.  On est prêts à troquer la liberté sexuelle contre les libertés publiques, le droit de picoler contre le droit de vote. Et le peuple alors ? Ce ne sont plus nos compatriotes, ce sont des Daech, des cafards, nous les avons déshumanisés et leur sang est désormais licite.
Pourquoi pas ? Nous n'avons jamais été une autocratie, c'est le moment d'essayer ! 
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