À Mehdia, il existe un endroit où l'on peut manger du poisson si bon et si peu cher que l'on en arrive presque à remercier le ciel pour la faiblesse du pouvoir d'achat et le sous-développement du pays qui le permet. Concrètement, un plat de sardines coûte 10DH et une quantité de salade, 5. Le service est inclus, tout comme la sauce, le pain, le citron et le sourire de Fatiha. Il faut reconnaître que ce n'est pas le cadre idéal pour des séminaires d'entreprises, mais certains d'entre nous savent apprécier le côté authentique, cru et populaire des lieux.
Aujourd'hui, alors que des réflexions de cet ordre se bousculaient bourgeoisement dans ma tête, j'entamais l'avant-dernière sardine, déjà de trop, sans grande parcimonie. Un type surgit alors de nulle part, s'empara du dernier poisson dans un geste naturel, et disparut aussitôt devant mes yeux ébahis. Je suivis le voleur et le retrouvai à l'extérieur où j'ai eu le temps de l'observer ; c'était un chétif, misérable, sale, adossé à un mur et recroquevillé, en train de manger son butin sans citron, sans pain et sans sauce, dans des gestes rapides et indécents, comme un chat, ou comme un singe d'Azrou qui vient de voler une cacahuète. C'était un affamé sans espoir qui mangeait sans assiette et donc, sans dignité. Il me rappela Gollum, le personnage de Tolkien, par sa fourberie et par son physique et puis aussi, parce qu'il arrivait perdu presque toute humanité, n'en gardant que le langage et l'aspect physique. Il ne vivait que pour ne pas mourir, si cela a un sens. Se déroula alors entre nous ce dialogue que je regretta aussitôt :
- أنا : الجّم دابا غير شرحلي علاش ديتي لي سردينة ديالي ؟
- هاداك خينا (دون أن يعيرني أي اهتمام) : سمحلي والله ما شفتك.
Plus tard, jevoulus faire don à ce type de quelques dirhams pour laver les péchés de la société et afin que ne soit pas altérée la quiétude de mon dimanche. C'est d'ailleurs ainsi que l'on agit, au plus haut sommet de l'Etat, lorsqu'on ne sait pas résoudre les problèmes sociaux : on donne paniers de courses, repas, couvertures et pompes funèbres à ceux qui veulent pouvoir se payer des paniers de courses, des repas et des pompes funèbres.
J'ai cherché Gollum. Je l'ai cherché partout et j'ai demandé avec beaucoup d'insistance au gardien, à Fatiha et au vendeur de cigarettes s'ils avaient aperçu un clochard grand, brun et fourbe qui était là il y a quelques minutes. Je dus avoir l'air particulièrement ridicule, presque autant que celui qui feint chercher la richesse.
Mais Gollum avait disparu sans laisser de traces. Salopard.
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