mercredi 1 juillet 2015

[J - 3104] Raison de foule

Fès. Nous soommes en juillet, il fait 41°C. 
Dans un quartier proche de la gare ferroviaire, quelques jeunes tuent le temps sur les marches d'un immeuble après une longue séance de musculation. Peu gênés par le désœuvrement, ils se racontent indéfiniment les mêmes péripéties, augmentées à chaque itération par de nouveaux détails lorsque l'attention de l'auditoire semble baisser. Bien que paisible, ce jovial ennui faisait plusieurs victimes, à commencer par les femmes du quartier, au point où toutes les filles de moins de 25 ans avaient totalement abandonné l'idée de quitter leur domicile. C'est cette période de la vie d'un homme où une érection se dessine sur son visage et s'accompagne des regards les plus lourds et des gesticulations les plus vives.
En plus du sexe hypothétique, nos badauds étaient portés sur la question de la sécurité en milieu urbain. Relativement mais ostensiblement bien nés, et possédant par cela quelques objets de valeur, tous ont été victimes de vol à main armée, et témoins d'agressions plus ou moins violentes. Leurs histoires favorites n'étaient cependant pas les récits lassants de vols, mais plutôt celles de la justice populaire qui, au cri du voleur, vole parfois au secours de la victime, arrête l'auteur présumé du crime, le déclare instantanément coupable et prononce la terrible sentence : FERCHKH TTABOUN D MO (éclate le vagin de sa mère). Ce n'est pas grave si l'on ne fait pas les choses dans l'ordre ; on écoutera les plaidoiries de la défense pendant le passage à tabac et récoltera le témoignage des riverains quand tout sera fini. Le portable, la montre ou le sac revient à son propriétaire et le criminel est présenté au procureur, avec, pour irréfutables preuves, les marques de légitimes violences, exercées un court moment où l'Etat en a cédé le monopole.  
Animés par des considérations de cet ordre, nos amis, bien qu'issus de la classe moyenne, fantasmaient tendrement sur des mesures semblables, afin d'éliminer le crime des quartiers limitrophes de la gare. Les voilà, cinq ou six, sportifs et branleurs, ayant la maîtrise de l'insulte et des arts martiaux, convaincus de la justesse de leur cause, ne craignant ni la mort ni le ridicule, prêts à bondir, à courir, à lyncher, à tabasser, à triompher pour la propriété privée contre la misère, à rendre la rue aux gens honnêtes pourvus qu'ils ne soient pas filles de moins de 25 ans. Alors, lorsqu'un après-midi de juillet, ils entendent un quinquagénaire crier au voleur, ils n'hésitent guère : le jour de gloire est enfin arrivé !
Tout se passe vite, dans le strict respect du code de la procédure populaire : un petit sprint et 30 mètres plus tard, le pauvre gars est mis à terre. Coupable ou pas, quelques coups le convainquent de cesser de se débattre et d'implorer quartier. Il jure qu'il n'a rien fait, le salaud, sur la tête de sa putain de mère, tandis qu'il se prend un bon coup au tibia, mais de toute façon ça ne se répétera pas, il le jure aussi, sur le coran, dinmo il est à terre et presque tout le monde a des sandales, faut mieux s'équiper pour ces missions, le bâtard ne crie pas assez fort, écrase son visage, arrache ses hémorroïdes, non pas comme ça tu vas tuer le fils de pute, il faut qu'il apprenne la leçon, crache sur l'animal, les flics ne viendront pas il faut l'emmener au commissariat, fouille le connard – où est le portable ? Encore des coups, y en a des frustrés, yallah frappe-le toi-aussi, il faut le porter aux flics avant que cette merde ne crève. La permanence du 2ième arrondissement est à dix minutes. Sur le chemin, des curieux rejoignent le cortège, des volontaires offrent gracieusement gifles et coups de poings, le pédé commence à perdre à conscience, on n'a toujours pas retrouvé le portable, ce n'est pas grave, un flic nous accueille à la porte de la permanence, et sans attendre les explications, administre un coup de poing au ventre du salopard, qui se plie en deux. Tiens lmok ! Le makhzen fait son travail, il a ses convictions et il n'a pas besoin de connaître les faits. La foule reste quelques instants devant le bâtiment avant qu'un moustachu armé d'insultes ne commence à disperser la foule et à matraquer, à son tour, les vaillants justiciers.
Kamal faisait partie de la milice. Il en a tiré d'abord une fierté, puis un argument de séduction, avant que toute cette affaire ne se transforme doucement en un souvenir un peu gênant, que l'âge fini par adoucir mais sans jamais vaincre le sentiment de culpabilité. Aujourd'hui encore, Kamal raconte cette anecdote, ou plutôt ce qu'il en reste après l'avoir tant exagérée aux oreilles féminines, sur le ton de la confession dissimulée derrière l'humour et la bêtise de jeunesse d'un adolescent sans histoires.
C'est pour cela que Kamal, lorsqu'il a visionné la vidéo de l'homosexuel lynché à Fès, a été pris d'un terrible malaise. Il s'identifie, en même temps, aux assaillants et à la victime. La foule qui a lynché cet homosexuel lundi avenue Hassan II est la même qui a lynché ce voleur présumé il y a dix ans près de la gare. Son malaise augmente lorsqu'il lit les réactions de l'opinion publique éclairée : on veut que l'Etat soit sévère, et tant pis si ça s'appelle le makhzen, au lieu d'exiger l'Etat de droit.  On est prêts à troquer la liberté sexuelle contre les libertés publiques, le droit de picoler contre le droit de vote. Et le peuple alors ? Ce ne sont plus nos compatriotes, ce sont des Daech, des cafards, nous les avons déshumanisés et leur sang est désormais licite.
Pourquoi pas ? Nous n'avons jamais été une autocratie, c'est le moment d'essayer ! 
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